Quelle étrange petite chose que la fille Neville. Isabel était là, brodant dans sa chambre comme toute bonne fille de bonne famille. Ses yeux clairs étaient concentrés sur son ouvrage et rien ne semblait pourvoir la déconcentrer. L'aiguille passait en dessus puis en dessous, en dessus puis en dessous, formant ainsi de très jolis motifs. La perfection comptait beaucoup pour elle, trop peut-être. Il est vrai qu'elle avait passé tellement d'années à vouloir plaire à son père qu'à présent, cela était devenu une habitude chez elle. Il était dur pour la jeune fille de savoir qu'elle était la plus grosse déception de son géniteur. De ce fait, elle se faisait une obligation d'être aussi parfaite que possible. Cela faisait longtemps qu' Isabel s'était résignée à accepter d'être une fille et non un garçon, depuis la naissance d'Anne en fait, mais sa condition demeurait toujours un soucis. Fille aîné il fallait que son père lui trouve un mari. Et pas n'importe lequel ! Malheureusement, les plans de Richard Neville semblait éternellement compromis par une et même femme.

Au souvenir d'Elizabeth Woodville, Isabel pinça ses lèvres. Le bout aiguisé de son aiguille venait de lui piquer l'index et une goutte de sang y pendait. Ses sourcils se froncèrent et elle demanda à Margaret, sa servante et demi-soeur, de lui donner un tissu pour qu'elle s'essuie le doigt. Isabel détestait et jalousait cette femme que son père nommait sorcière. Elle semblait vouloir à tout prix enlever l'honneur et le pouvoir à la puissante famille Neville. Tout d'abord, lors de son union avec Edward. Elle avait poussé le jeune souverain à désobéir au « Kingmaker », alors qu'il était promis à Bonne de Savoie. Isabel devait avouer qu'elle avait été amoureuse du jeune souverain à l'époque et qu'elle avait espéré de tout son coeur devenir reine, bien qu'elle le sût promis à une française. C'est sûrement pour cette raison qu'elle jalousait en partie la Woodville. Mais maintenant, elle allait épouser George. Enfin si le roi donnait son accord. Ensuite, Elizabeth avait mis la Bourgogne en valeur, faisant passer son père pour un abruti auprès des Français.

La Neville en était là de ces réflexions quand des pas précipités se firent entendre dans le couloir. Tout d'abord, elle ne fit pas très attention, mais lorsque la porte de sa chambre s'ouvra à la volée, elle sursauta en apercevant la silhouette de son père. Elle se leva précipitamment et s'inclina légèrement tandis que Richard Neville congédiait sa fille bâtarde. Isabel leva prudemment les yeux faire son géniteur et vit qu'il n'était pas d'humeur très joyeuse. Son coeur commença à battre. Qu'avait-elle fait ? Que s'était-il passé pour que son père vienne la voir aussi énervé ? Elle le regarda, une lueur inquiète tremblant comme une flamme au creux de sa pupille.

«  Père ? Pourquoi êtes-vous là ? Y a t-il un problème ?  »

Isabel sentit tout son corps trembler à la vision de ce père aux traits durs et sévères. Son coeur se mit à battre plus vite et ses jambes devinrent plus tremblantes. Elle ressentait ces sensations désagréables à chaque fois que son père la regardait de cette manière. Un regard emplit d'une effrayante colère. Isabel ne parvenait jamais à discerner la lueur d'inquiétude qui brillait au creux de la pupille de son géniteur. La jeune fille était bien trop occupée à baisser la tête de façon soumise. Elle savait que Richard était impulsif et impatient et qu'il valait mieux ne pas le contredire. Tout le monde le savait. Et c'est ce qui la poussait à faire de son mieux pour réaliser les envies de son père. Elle profita donc de sa petite révérence pour lui échapper quelques instants. Elle prit une grande respiration. Car, autant elle devait se montrer docile et à l'écoute tel une bonne fille, autant elle devait se montrer droite et fière, comme l'aurait fait un garçon. Il était dur pour elle de jouer sur les deux plans. Mais elle faisait de son mieux et son père semblait s'en contenter. Ainsi, elle soutint le regard sombre que possédait le comte de Warwick.

« Bonjour ma fille. Je viens de m'entretenir avec sa majesté. »

La jeune fille sentit le ton ironique de son père. Elle ne savait pas exactement de quoi résultait la conversation, mais une petite voix au fond d'elle lui soufflait qu'il s'agissait de son futur mariage avec George, duc de Clarence. Rien n'était encore décidé. C'est lors d'une réception que sa mère lui avait apprit qu'Anne allait avoir Richard et elle, George. Après être tombée amoureuse du roi, Isabel avait jeté son dévolu sur le cadet de ce dernier, espérant de tout son coeur qu'elle allait enfin pouvoir profiter de ce mariage royal dont elle rêvait tant. Or, le ton qu'avait employé son père ne laissait présager rien de bon. De même que le long silence qui s'en suivit. Warwick commença à marcher dans la pièce, calmement. Isabel sentit une certaine impatiente monter en elle. Elle posa sa broderie sur une petite table, suivant son père de ses yeux clairs.

« Je me suis entretenu avec sa majesté de ton mariage. »

Isabel hocha la tête. Son regard toujours rivé à celui de son père, qui s'était radoucit. Une sensation étrange la démangea au niveau de son ventre. Elle ne savait pas si elle devait se réjouir de cet entretien, ou au contraire le craindre. Un sourire plein d'espoir apparut sur son visage pâle. Elle voulait y croire, malgré l'arrivée mouvementée de son père et son ton froid, elle voulait croire en son prochain mariage. Isabel s'approcha un peu de son père, ses mains le long de sa robe, ses doigts caressant le doux tissu.

« Sa majesté refuse de consentir à ton union avec son cadet. »

Et là, Isabel sentit son monde s'écrouler autour d'elle. Au début, elle crut avoir mal entendu. Peut-être que son père s'était trompé ? Mais non. Le refus du roi était bel et bien là. Presque palpable entre les murs de sa chambre. Le regard d'Isabelle se perdit dans le vague, ses lèvres, légèrement serrées, se mirent à trembler. Non pas de tristesse, mais de colère. Ainsi, elle n'aurait pas droit au bonheur dont elle rêvait ? Tout ça à cause de cette Elizabeth Woodville, cette roturière lancastre qui avait séduit Edward par un quelconque moyen.

« Ma-mais pourquoi ? Pourquoi vous refuse-t-il ce droit ? Pourquoi n'ai-je pas le droit à ce mariage ? »

Isabelle regarda autour d'elle, apercevant une chaise, elle s'assit dessus. Elle serra ses poings avec force, habitude qu'elle avait adopté lorsqu'elle se sentait frustrée ou en colère. Elle fixa gravement son père.

« C'est encore cette Woodville, n'est-ce pas ? Elle a parlé à Edward et lui a dit de ne pas vous écouter et bien sûr, il l'a écouté. Et c'est comme ça depuis qu'elle est devenue reine d'Angleterre. Elle nous déteste et elle veut notre perte. »